11.

Le début du cortège royal s’approchait de la porte fortifiée du pont sur la Loire quand Hans arriva en courant par la rue des Étuves. Essoufflé, il bouscula ceux qui se trouvaient sur son passage, criant qu’il cherchait le prévôt de l’hôtel. Enfin un cavalier le lui indiqua. Poulain était en discussion avec son lieutenant, Arnaud Pontier.

— Ma maîtresse vient d’être tuée ! lui hurla-t-il.

Poulain se tourna et fit avancer sa monture vers lui.

— Quoi ?

— Tuée, monsieur ! Un coup de mousquet !

— Monte ! ordonna-t-il au Suisse en lui tendant la main pour qu’il saute en croupe.

— Arnaud, je te confie le commandement. Préviens la reine ! cria-t-il à son lieutenant.

Il remonta le convoi jusqu’au chariot qu’il partageait avec Olivier. Le Bègue tenait les rênes, à côté du valet. Son ami était devant, à cheval.

— Olivier, madame Sardini vient d’être tuée ! Viens avec moi !

Olivier n’eut pas le temps de poser des questions, car Nicolas galopait déjà vers la rue du Puy-Châtel.

La litière, les coches et les chariots de Mme Sardini attendaient toujours devant la maison. Rudolf, armé de pied en cap, surveillait la porte. Un flambeau de cire était accroché sur la façade. Hans et Nicolas sautèrent au sol, presque aussitôt suivis d’Olivier. Sans l’attendre, Nicolas se précipita. Un domestique, livide, lui indiqua la salle où on avait porté sa maîtresse. C’était une chambre d’apparat éclairée par plusieurs bougeoirs. Mme de Limeuil était allongée sur le lit. Deux servantes sanglotaient doucement à côté d’elle. Son médecin avait découpé sa robe et, avec un linge, nettoyait une plaie au bas du torse.

La première chose que Poulain remarqua fut la poitrine de Mme Sardini qui se soulevait par instants. Elle avait encore un souffle de vie.

Le médecin se tourna vers lui. À la faible lueur des bougies, son visage blême était sinistre, décomposé.

— Que s’est-il passé ? s’enquit Poulain d’une voix rendue aiguë par l’émotion.

— Je ne sais pas exactement, monsieur le Prévôt, j’étais à l’intérieur, mais un valet m’a raconté. Mme Sardini était dans la cour quand on a entendu un coup de feu. Elle est tombée, on l’a transportée ici.

— Est-ce grave ?

Le médecin baissa les yeux.

— Est-ce grave ? cria Poulain.

— La balle est entrée ici. Elle a brisé la dernière côte et s’est logée sous le poumon ou dans le ventre. Elle a beaucoup saigné…

Ce genre de blessure ne laissait que peu d’espoir. Poulain le savait, car la balle pouvait être n’importe où dans les viscères. Il se tourna vers Olivier, silencieux, qui venait d’entrer derrière lui.

— Qui a pu faire ça ? siffla-t-il entre ses dents. Où est le valet qui était avec elle ?

— Dehors, je pense.

— Viens, Olivier !

Ils ressortirent. Le valet, livide, était toujours devant la porte.

— C’est vous qui étiez avec Mme Sardini quand elle est tombée ?

— Oui, monsieur le Prévôt, balbutia le domestique.

— Venez me montrer où elle se trouvait.

Ils se rendirent dans la cour, face à la rue.

— À peu près là, monsieur.

— Où était exactement Mme Sardini ?

— Devant la porte.

Poulain balaya la rue du regard. Le coup de feu ne pouvait qu’avoir été tiré d’une des maisons de l’autre côté, mais laquelle ? Ce ne pouvait pas être à plus de cent pas…

— Vous n’avez rien remarqué ? Le bruit, d’où venait le bruit ?

— Je… je ne sais pas trop… De là-bas, je crois… répondit le serviteur en désignant l’escalier à claire-voie.

Un escalier ? C’était bien possible… un endroit pratique pour un tireur, se dit Poulain.

Il prit le flambeau accroché à un corbeau de fer et courut vers l’escalier qui se situait dans une petite cour en retrait des maisons. Olivier le suivit. Ils le gravirent lentement jusqu’au sommet, aux aguets du moindre bruit. L’endroit était sale, couvert de terre, de boue et de crottes. Par instants retentissaient des éclats de voix assourdis venant des logements des alentours, mais ils ne virent personne. Ceux qui avaient entendu le coup de feu n’avaient aucune envie de sortir, d’être interpellés, questionnés, et peut-être suspectés.

Il n’y avait pas de vent et, en haut, Poulain renifla l’odeur de la poudre. Il fut alors certain que c’était de là qu’on avait tiré.

— Tu sens ?

— Oui, renifla Olivier. Le coup est parti d’ici ?

— Sans doute. (Il se pencha sur la rambarde.) Ou de ce toit… Le tireur était en embuscade et doit être loin à l’heure qu’il est. C’était bien Mme Sardini qu’il visait. Mais pourquoi ? Rentrons, il n’y a plus rien à découvrir ici.

Une cavalcade se fit entendre dans la rue. Ils se penchèrent mais on n’y voyait pas grand-chose. Puis un autre flambeau fut allumé devant la maison de Mme Sardini et ils distinguèrent quelques cavaliers.

Ils redescendirent. En chemin, Olivier fit part à son ami de ce qui le taraudait depuis qu’ils avaient emprunté l’escalier.

— Tu sais… Cela n’a peut-être aucun rapport… Je ne veux accuser personne, mais j’ai vu un des Gelosi, avant-hier dans la rue, et je l’ai revu hier dans cet escalier.

— Qui ?

— Il Magnifichino.

Poulain resta silencieux. Il avait plusieurs fois observé le comédien italien durant des assauts d’escrime. C’était un bon bretteur. Où avait-il appris ? Savait-il aussi utiliser un mousquet ? C’était probable. Mais pourquoi aurait-il tiré sur Mme Sardini ? Vengeance ? Jalousie ? Il pencha pour une vengeance. À travers Mme de Limeuil c’était peut-être son mari qu’on avait voulu atteindre. Pourquoi pas une intrigue des Guise ? C’étaient bien leurs méthodes… On avait tué ainsi l’amiral de Coligny. Il se promit d’interroger Il Magnifichino dès qu’il aurait rejoint le convoi. Finalement, malgré sa réputation, ce comédien n’était peut-être qu’un assassin, un spadassino.

Arrivés devant la maison au porc-épic, ils virent trois chevaux et un petit poney. Aux montures, Poulain comprit immédiatement qui était là. Ils entrèrent. Trois hommes d’armes attendaient avec le valet. Ils passèrent dans la chambre. M. de Bezon était au pied du lit.

Le nain se retourna en entendant leurs pas.

— Où étiez-vous, monsieur Poulain ? demanda-t-il autoritairement, comme pour lui reprocher son absence.

— Dans la rue, monsieur de Bezon, dans une maison en face. J’ai trouvé d’où on avait tiré…

— Si vite ?

— Oui, monsieur. Comment va-t-elle ?

Le médecin avait un visage ravagé.

— Elle vit encore, mais il n’y a rien à faire, murmura-t-il.

— Il y a toujours à faire ! répliqua sèchement Bezon. Il faut extraire la balle.

— Elle mourra ! répliqua le médecin, en haussant les épaules.

— Elle mourra dans tous les cas ! Connaissez-vous un chirurgien ?

— Il y en a un dans la rue, dit le médecin. Mais je ne sais pas…

— Allez le chercher ! l’interrompit autoritairement Bezon. Qu’il n’oublie pas ses instruments !

Même si la tête du nain arrivait à peine au niveau du lit, personne n’osait discuter son autorité.

— Faites chauffer de l’eau, qu’elle soit brûlante, beaucoup d’eau, plusieurs bassines, ordonna-t-il à la servante. Apportez-moi aussi des récipients vides et du linge propre. Quelles herbes avez-vous aux cuisines ?

— Je… Je ne sais pas, monsieur… Je ne crois pas qu’on en ait beaucoup, la maison était inoccupée avant notre arrivée… Je vais demander au concierge.

— Trouvez-moi du vin, alors, et du vinaigre. Qu’un de mes hommes aille chez l’herboriste et ramène du mille-feuille et de la belladone. Je veux des feuilles et des baies.

Elle sortit avec le médecin pendant que Bezon se tournait vers Olivier.

— Apportez-moi ce tabouret, je suis trop petit.

Olivier s’exécuta et le nain monta sur le petit siège.

— Monsieur Poulain, faisons fi de la décence, vous serez plus rapide que moi, déshabillez-la !

Poulain regarda Olivier, gêné, puis il s’approcha et commença à défaire le laçage du corsage. Le médecin avait juste découpé un morceau de la robe et de la chemise pour dégager la plaie.

La robe s’ouvrait devant, Olivier défit ensuite un gilet, puis la chemise. Il ne restait que la brassière. Il n’osait la défaire.

— Ça ira ! dit le nain, baissez sa robe plus bas.

La plaie, toute petite, boursouflée, était maintenant bien visible au-dessous du sein gauche. Il n’y avait plus beaucoup de sang. Mme Sardini respirait toujours aussi lentement, elle était sans conscience.

— Monsieur Poulain, puisque vous savez d’où le coup est parti, pouvez-vous me montrer à peu près la trajectoire. Je pense comme M. Paré qu’il faut tout d’abord savoir où est exactement la balle.

Poulain leva le bras gauche vers le plafond.

— On a tiré d’un escalier dans la rue, au deuxième étage, vers la gauche. La balle est arrivée d’en haut, mais tout dépend de la position qu’avait Mme Sardini.

— Je vais supposer qu’elle était debout, face à la rue.

Le médecin entra à cet instant avec un jeune homme porteur d’une trousse de cuir.

— Vous êtes chirurgien en robe longue ?

— Non, monsieur.

— Ce sont vos instruments ?

— Oui.

— Donnez-les-moi.

— Vous… Vous voulez extraire la balle ? s’offusqua le médecin.

— Oui.

— Vous allez la tuer ! protesta-t-il à nouveau.

— Je vous l’ai dit, si je ne fais rien, elle est morte, et je crois avoir plus d’expérience que vous. Mon oncle m’a appris.

— Qui était votre oncle ?

— Michel de Nostre-Dame.

— Nostradamus ?

— On le nomme ainsi[57].

D’autorité, il avait pris la sacoche des mains du chirurgien et l’avait ouverte pour en étaler le contenu sur le lit. Olivier et Nicolas restèrent près de Mme Sardini, fascinés et épouvantés par l’opération que voulait tenter le nain.

Trois valets entrèrent, porteurs de bassines d’eau bouillante qu’ils déposèrent sur une table. La servante arriva ensuite avec deux flacons de vin et une jarre de vinaigre.

Le nain demanda qu’on trempe tous les objets du chirurgien dans l’eau bouillante, puis il descendit du tabouret et ordonna à un valet de le porter devant la table. L’ayant suivi, il remonta sur l’escabelle.

— Vous ! ordonna-t-il au chirurgien. Allez vous laver les mains au vinaigre ! Comme moi.

La servante plaça une bassine vide devant eux et vida le vinaigre sur leurs mains qu’ils frottèrent l’une contre l’autre avant de les essuyer à un linge propre. Ensuite, Bezon fit ramener le tabouret devant le lit et grimpa dessus.

— Vous écarterez la plaie, expliqua-t-il au chirurgien. Il faudrait que j’incise, mais elle saignerait trop. Messieurs Poulain et Hauteville, vous tiendrez Mme de Limeuil. Elle va avoir mal, très mal, et elle se débattra. Mais il ne faut surtout pas qu’elle bouge.

Il ajouta à l’attention de la servante :

— Trempez du linge dans un récipient d’eau bouillante et portez-le-moi quand je le demanderai. Amenez maintenant la bassine qui contient les instruments.

Quand tout le monde fut en place, Olivier et Nicolas maintinrent solidement la pauvre femme évanouie. Bezon saisit une tige de fer dans la bassine posée sur le lit, à côté de lui, il secoua un instant sa main, à cause de la chaleur, puis introduisit lentement la tige dans la plaie.

Isabeau de Limeuil se raidit et poussa un cri.

— La balle est là, comme je le pensais ! fit le nain dans un sourire satisfait. Heureusement que vous avez trouvé d’où on a tiré, monsieur Poulain. Par chance, en brisant la côte, le plomb ne s’est pas enfoncé profondément, il n’a pas dû toucher les entrailles.

Il saisit une longue pince et demanda au chirurgien :

— Écartez les bords de la blessure, et vous deux, tenez-la de toutes vos forces.

Quand Bezon introduisit la pince dans la plaie, Isabeau se cambra encore plus en lâchant un long hurlement épouvantable. Olivier et Poulain la maintenaient. Bezon, imperturbable, fouilla la blessure jusqu’à sentir la balle. Limeuil hurlait maintenant sans interruption. Brusquement, elle s’affaissa.

Bezon montra la pince à l’assistance : la balle était serrée entre les mâchoires.

Il prit un des linges qui trempait dans l’eau et, doucement, entreprit de nettoyer la plaie qui saignait à nouveau.

— Le sang fera peut-être sortir les brins de tissus qui se trouvent encore au fond, fit-il en grimaçant.

Il demanda à la servante :

— A-t-on les herbes ?

— L’herboriste vient de les apporter, monsieur.

— Donnez-moi du vinaigre, et dites-lui qu’il fasse cuire du mille-feuille dans de l’eau en y ajoutant des feuilles de belladone. Qu’il m’écrase aussi quatre grains de belladone.

Il lava longuement la blessure au vinaigre, provoquant un nouveau hurlement de la pauvre femme.

— C’est le traitement des blessures que mon oncle recommandait, dit-il à l’attention du médecin. Une fois la plaie bien lavée, il faut mettre des compresses de mille-feuille et les changer toutes les heures. Elles provoquent la cicatrisation. La belladone est là pour réduire la douleur.

L’apothicaire lui présenta la pâte de belladone écrasée dans une cuillère en argent.

— Ouvrez-lui la bouche et faites-la l’avaler.

Il descendit du tabouret et dit au médecin :

— Je ne peux rien faire d’autre. Occupez-vous des compresses. Et ne lui donnez pas trop de belladone, la plante peut provoquer des empoisonnements, même en petites quantités. Si elle ne meurt pas, je reviendrai dans quelques jours.

Il se tourna vers Poulain :

— Monsieur le Prévôt, nous pouvons maintenant rejoindre le cortège. La reine doit avoir hâte de savoir ce qui s’est passé.

— Nicolas, je reste ici, décida Olivier. Mme Sardini a été bonne pour moi et je ne veux pas l’abandonner maintenant. Elle peut avoir besoin de moi. Je te rejoindrai plus tard si elle reprend conscience. J’en profiterai pour interroger les voisins. Si quelqu’un a vu le tireur, je te le ferai savoir.

Depuis trois jours, Nicolas Poulain avait envoyé des fourriers et des chariots de meubles à Chenonceaux. Il avait fait lui-même deux fois le chemin et connaissait parfaitement l’itinéraire du convoi. Après avoir traversé la Loire, galopant sur le chemin avec M. de Bezon et ses trois gardes, ils dépassèrent des marchands en mule ou en charrettes, des âniers, et bien sûr d’innombrables pèlerins à pied, en route pour Rome ou Compostelle. On voyait peu d’hommes en armes, aussi, les quatre cavaliers que Poulain aperçut à un moment devant lui attirèrent son attention.

Il les observa en passant devant eux. Devant se trouvait un barbu en demi-armure, la tête recouverte d’une bourguignote à nasal. Nicolas Poulain ne put distinguer ses traits, mais la silhouette et un bras ballant lui rappelèrent vaguement quelqu’un, sans qu’il puisse se souvenir qui. Sans doute l’avait-il croisé à Blois. Ses compagnons étaient aussi solidement armés, mais il ne les reconnut pas.

Ils retrouvèrent le cortège royal un peu après midi. Le convoi s’était arrêté devant un bois, à côté d’une grande ferme pour avoir l’eau du puits. Poulain et Bezon se rendirent jusqu’au coche de la reine, évitant plusieurs gentilshommes qui voulaient les interroger, car tout le monde savait maintenant qu’on avait tiré sur Mme Sardini.

La reine terminait de dîner dans sa voiture en compagnie de sa petite-fille. Dans une sorte de tente dressée sur l’un des côtés du véhicule attendaient courtisans et serviteurs qui passaient les plats et servaient les boissons.

— Monsieur de Bezon ! s’exclama la reine en les voyant, j’allais envoyer des gens aux nouvelles !

D’un geste impérieux, le nain fit sortir tout le monde et fermer la tente. Poulain et lui restèrent seuls avec les femmes.

— Que s’est-il passé ? demanda Catherine de Médicis. Mme de Limeuil… est-elle…

— Elle est au plus mal, madame, répondit Bezon, j’ignore si elle vivra.

— Racontez-moi.

— Parlez, monsieur Poulain, vous étiez le premier sur les lieux, déclara Bezon en le désignant.

— J’ai été prévenu par un des Suisses de Mme Sardini, Majesté. Quand je suis arrivé, elle était dans son lit, inconsciente. Une balle de mousquet l’avait touchée en haut du ventre. Son médecin était avec elle. J’ai immédiatement cherché à savoir d’où on avait tiré. Avec un ami qui m’avait accompagné, nous avons exploré la rue. En face, en haut d’un escalier extérieur, cela sentait encore la poudre. On avait tiré de là ou du toit proche, avec un mousquet.

— Qui ?

— Je ne sais pas, madame, il n’y avait plus personne. M. de Bezon est arrivé peu après.

— Elle était perdue, madame, expliqua le nain, comme pour se disculper d’avance. J’ai tenté l’impossible. J’ai extrait la balle.

— Comment va-t-elle ?

— Elle a perdu beaucoup de sang, madame, déclara Bezon. Il y a des brins de tissus dans la plaie, l’infection est probable. J’ai fait ce que j’ai pu.

— Je ne vous reproche rien ! répliqua la Médicis. Monsieur Poulain, que comptez-vous faire pour retrouver l’assassin ? poursuivit-elle.

— Ce sera difficile, madame, répondit-il, ne voulant pas parler du Gelosi suspect de peur qu’il ne l’apprenne et ne s’enfuie. L’ami qui m’avait accompagné est resté là-bas. Il connaît Mme Sardini et conduira une enquête.

— Selon vous, pourquoi a-t-on fait ça ? demanda-t-elle.

— Cela ressemble à une vengeance, madame.

— Contre Isabeau ? Mais c’était une sainte femme !

— À travers elle, c’était peut-être M. Sardini qui était visé, suggéra Poulain.

La reine ne dit mot. Elle aussi y avait songé quand elle avait appris qu’on avait tiré sur Isabeau de Limeuil. Sardini avait fait quelque action mauvaise contre les Guise, elle le savait. Et cette façon de faire était bien celle des Lorrains.

À aucun moment elle ne songea que ce crime pouvait être lié à son dessein contre Navarre. En revanche, le prévôt Poulain ne lui paraissait guère désireux de trouver le coupable, or il était homme des Guise. Peut-être en savait-il bien plus qu’il ne le disait. Peut-être même avait-il organisé cet attentat !

Elle décida de prévenir Bezon, d’autant que Poulain avait dit avoir laissé quelqu’un à lui chez Isabeau. Et si celui-là avait pour charge de terminer la besogne de l’assassin ?

— Vous avez fait du bon travail, monsieur Poulain, déclara-t-elle sans laisser paraître sa défiance. Vous pouvez faire repartir le convoi.

Nicolas se retira. Sorti de la tente, il fut entouré par plusieurs gentilshommes qui le questionnèrent et lui demandèrent de venir raconter à leur maître ce qui s’était passé. En quelques mots, il leur expliqua la situation et promit d’aller voir chacun durant le trajet de l’après-midi.

Ayant écarté les fâcheux, il alla donner quelques ordres à son lieutenant et à ses sergents, puis se dirigea vers les voitures des Gelosi.

Venetianelli et Flavio préparaient un combat burlesque avec des sabres de bois pour la prochaine comédie qu’ils représenteraient à Chenonceaux.

— Monsieur Venetianelli, fit Poulain en s’approchant, les traits durs, puis-je vous dire deux mots ?

Une lueur de crainte traversa le regard de l’Italien qui se contraignit à sourire.

— Certainement, monsieur le Prévôt, répondit-il avec une feinte nonchalance.

Il tendit son sabre de bois à Flavio qui les vit s’éloigner avec inquiétude. Comme tout le monde, les Gelosi avaient appris la mort de Mme Sardini – car chacun pensait qu’elle était morte – pourquoi à peine arrivé le prévôt voulait-il parler à Il Magnifichino ?

En s’éloignant avec Poulain, Venetianelli faisait défiler dans son esprit toutes les raisons pour lesquelles le prévôt voulait lui parler. Malheureusement, une seule s’imposait… Il s’agissait de l’assassinat de Mme Sardini. L’avait-on vu tirer sur elle ? Était-il soupçonné ? Que pouvait-il raconter ? Avait-il le temps de s’enfuir ? Il jeta quelques brefs regards autour de lui. Les autres Gelosi les suivaient des yeux et il leur sourit chaleureusement. Plusieurs gentilshommes et soldats les observaient de même. S’il tentait quelque chose, sans cheval, il n’avait aucune chance.

Quand ils furent à une vingtaine de toises de toute oreille indiscrète, Poulain déclara, la main sur son épée.

— Monsieur Venetianelli, on vous a vu, ne niez pas ! Pourquoi avez-vous tiré sur Mme Sardini ?

Il Magnifichino soupira. Il n’avait pas le choix et devait se découvrir s’il ne voulait pas être pendu.

— Puis-je vous montrer quelque chose, monsieur le Prévôt ?

Sans attendre, il fouilla sous le col de sa chemise et sortit sa chaîne. Deux médailles y étaient attachées, une de la Vierge et une seconde représentant une femme nue entre les constellations du Bélier et du Taureau, avec gravé le nom d’Asmodée.

Découvrant la médaille que Venetianelli lui montrait, Nicolas Poulain eut l’impression qu’un gouffre sans fond s’ouvrait sous ses pieds. Le comédien n’avait pas nié quand il l’avait accusé, et cette médaille prouvait qu’il était un agent de Richelieu, comme lui. Donc il avait tiré sur Mme Sardini sur ordre du grand prévôt… et sans doute du roi. Il inspira profondément pour se calmer.

— Qui vous a donné ça ? s’enquit-il, en s’efforçant de ne pas laisser paraître son trouble.

— On nous regarde, monsieur le Prévôt, dit doucement Venetianelli. Vous devriez avoir un comportement obligeant avec moi, sinon, on finira par me suspecter vraiment. Jouons la comédie un moment…

Poulain hocha du chef et prit le comédien amicalement par l’épaule. Il s’était ressaisi. Tout comme Olivier, il en était venu à apprécier Isabeau de Limeuil. Il l’avait soignée, il l’avait vue souffrir, et il voulait punir l’assassin. Maintenant il n’était plus sûr d’y parvenir. Pourquoi Venetianelli lui avait-il tiré dessus ? Était-ce une vengeance du roi ou du marquis d’O qui auraient appris quelque complicité des Sardini dans le vol des quittances par M. de Mornay chez Olivier, l’année précédente ? Si c’était le cas, le roi et le marquis d’O ne méritaient que son mépris et il quitterait le service du grand prévôt, décida-t-il, le cœur plein d’amertume.

— C’est M. de Richelieu qui m’a donné cette médaille. Il m’a dit de vous la montrer si j’étais en difficulté… (Il se racla la gorge.) Je crois que je le suis !

— C’est vous qui avez tiré sur Mme Sardini ?

— Je croyais que vous aviez des témoins ! railla perfidement l’Italien. Oui, je l’avoue, mais j’ai agi sur ordre.

— De M. de Richelieu ?

— En effet, et surtout du roi.

— Pourquoi le roi aurait-il donné l’ordre de tuer cette femme innocente ?

Jusqu’à présent, le comédien était resté badin. Son sourire s’effaça.

— Elle n’est pas innocente, monsieur le Prévôt. Je lui ai fait remettre, il y a deux jours, un ordre écrit du roi pour rentrer à Paris. Si elle avait obéi, elle serait encore vivante. M. de Richelieu m’avait ordonné de l’écarter si elle refusait de partir.

— Mais pourquoi ? s’exclama Poulain, désemparé.

— Elle ne devait pas arriver à Chenonceaux, monsieur le Prévôt. Et ceci pour une raison simple : Mme Sardini est chargée de tuer monseigneur de Navarre.

À cette accusation à laquelle il ne s’attendait pas, Poulain demeura comme pétrifié. C’était impossible !

— Je suis désolé de vous l’annoncer, ironisa Il Magnifichino. Mais je pense vous avoir rendu service…

Nicolas Poulain était en pleine confusion. Elle ? Une criminelle ? Pourtant, le doute lui vint rapidement. Il se souvint des accusations qu’on lui avait rapportées quand Mme Sardini était encore Isabeau de Limeuil. On l’avait accusée d’avoir empoisonné un de ses amants et elle avait été emprisonnée avant que le prince de Condé ne la fasse évader.

— Que savez-vous d’autre ? demanda-t-il, le visage contracté.

— Rien ! Je crois que je vous ai dit tout ce qu’a voulu me confier le grand prévôt. Je suis à son service depuis deux ans. Il sait – j’ignore comment – qu’à l’occasion de ce voyage, certains vont tenter d’assassiner Navarre. Il a eu la preuve que l’un des assassins présumés était Mme Sardini, mais il y en a peut-être d’autres. Il m’a d’ailleurs chargé de les découvrir, persifla-t-il. Pourquoi ne m’aideriez-vous pas ?

— Vous n’avez jamais pensé que M. de Richelieu aurait pu vous mentir ?

— Bien sûr ! Je ne suis pas né de la dernière pluie ! Mais j’ai vu aussi le roi, alors, je suis bien obligé de croire et de faire ce que l’on me dit.

— Vous avez rencontré Sa Majesté ?

— Oui, au Louvre, dans son cabinet. Il m’a confirmé cette mission.

Poulain se sentit amer. Si tout cela était vrai, pourquoi Richelieu ne lui avait-il rien dit ? En le prévenant, il aurait pu empêcher le crime et forcer Mme Sardini à partir. C’était un gâchis !

— Qu’allez-vous faire ? s’inquiéta l’Italien.

— En ce qui vous concerne ? Rien, bien sûr, rassurez-vous. Je vais maintenant parler à ceux qui m’ont demandé de leur raconter ce qui s’est passé. Nous reparlerons de tout cela.

Il s’apprêtait à revenir vers les Gelosi quand il demanda :

— Vous avez tiré du haut de l’escalier, mais je n’ai pas trouvé le mousquet…

— Comment le savez-vous ?

— L’odeur de la poudre.

— J’ai acheté le mousquet la veille. Il m’a coûté soixante écus et je n’ai pas voulu l’abandonner. Je l’ai roulé dans mon manteau. Il est dans ma malle. Dois-je m’en débarrasser ?

— Non. Si on doit tenter de tuer monseigneur de Navarre, j’aurai besoin de votre aide, et un homme sachant tirer aussi bien que vous peut être utile, persifla Poulain. Puis-je compter sur vous ?

— Je suis à votre service.

— Je veux bien vous faire confiance. Autre chose : Mme de Limeuil est encore vivante. Je ne sais pas si elle survivra, mais ne tentez plus rien contre elle. Sinon, c’est moi qui vous tuerai !

— Je devais l’empêcher de venir à Chenonceaux. C’est chose faite, répliqua nerveusement l’Italien.

Ils revinrent en silence vers Flavio et les autres comédiens.

— À vous revoir, monsieur Poulain ! lança Il Magnifichino, avec impertinence comme le prévôt s’éloignait.

Le convoi s’était reformé et l’avant-garde s’était mise en route. Poulain alla chercher son cheval et se dirigea vers le coche de Mme de Montpensier. Elle était en compagnie du duc de Nevers.

— Monsieur Poulain, vous daignez enfin venir jusqu’à moi ! ironisa aigrement la duchesse alors qu’avec sa monture il s’approchait de la fenêtre du coche.

— Je suis désolé, madame, mais l’enquête que je mène prime sur mes devoirs de courtoisie.

— Que s’est-il passé ? On dit que madame Sardini n’a pas été tuée ? demanda le duc de Nevers d’un ton conciliant.

Nicolas Poulain fit un résumé de l’attentat, de l’opération qu’avait tentée M. de Bezon, et des premières constatations qu’il avait faites.

— Pourquoi étiez-vous avec M. Venetianelli ? demanda la duchesse avec suspicion.

— Il m’avait fait savoir qu’il avait vu un individu assez étrange dans la rue de Mme Sardini, hier. Un homme… avec une épaisse barbe blanche qui examinait les maisons, inventa brusquement Poulain, en songeant à celui qu’il avait croisé sur le chemin. Je l’ai interrogé, mais je ne peux rien en tirer d’intéressant.

— Revenez dès que vous en saurez plus, demanda Nevers. Si ce crime restait inexpliqué, il pourrait dissuader le roi de Navarre de venir à Chenonceaux.

Poulain les salua pour aller faire le même compte-rendu au duc de Montpensier.

Le convoi repartit. Il y avait encore quatre à cinq heures de route avant l’étape. En chemin, la duchesse de Montpensier ne parla guère au duc de Nevers. Tout se bousculait dans sa tête. Elle avait découvert la présence du jeune Hauteville à Blois, puis son amitié avec ce Poulain, qui heureusement était aux Guise, et enfin la présence de M. de Mornay chez Hauteville. Quant à la fille du pape des huguenots, c’était peut-être sa maîtresse. Enfin, elle avait appris avec stupeur que le jeune homme logeait chez Mme Sardini, et maintenant on venait de tenter d’assassiner son hôtesse.

Quels liens y avait-il entre tous ces événements ?

Elle avait l’impression d’être un bouchon ballotté dans une tempête. Il fallait qu’elle reprenne l’initiative. Mais comment ?

Le lendemain, M. de Bezon envoya un des gardes de la reine à Blois. Celui-ci revint avec de mauvaises nouvelles. Encore inconsciente, Mme Sardini souffrait d’une forte fièvre. Le pronostic du médecin était très pessimiste.

La guerre des amoureuses
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